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Cachez ce signe que je ne saurais voir, retour sur les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne
Social - Fonction rh et grh, Contrat de travail et relations individuelles
03/04/2017
Nicolas Chavrier, avocat associé chez Fromont Briens et Léonie Chabaud, juriste au sein du même cabinet, reviennent sur les arrêts que la CJUE a rendus le 14 mars dernier à propos des restrictions au port de signes religieux en entreprise.
Alors que l’Union européenne fête cette année les 60 ans du traité de Rome et qu’elle se trouve sous le feu incessant des critiques pour avoir favorisé le dumping social avec le dispositif du travail détaché, elle est, cette fois, célébrée pour ses dernières décisions rendues en matière de discrimination.
Longtemps attendues, les décisions rendues dans les affaires Achbita et Bougnaoui n’en finissent ainsi plus d’agiter les rédactions de presse de France et de Navarre. Ces deux affairent concernaient des salariées licenciées pour avoir refusé d’ôter leur voile.
Dans l’affaire belge (Achbita) la question était de savoir si une clause générale de neutralité devait être entendue comme discriminatoire au sens du droit de l’Union européenne.
Dans l’affaire française (Bougnaoui), la Cour de cassation demandait à la Cour de justice de l’Union européenne si le licenciement d’une salariée refusant d’ôter son voile pouvait être justifié en considération des souhaits d’un client de l’entreprise.
Dépassant le simple cadre juridique et touchant à des questions éminemment sociétales et politiques, ces deux décisions ont un écho particulièrement important en Europe. En effet, ce sont les deux seules décisions de la Cour de justice rendues en matière de discrimination religieuse à une époque où la gestion du fait religieux est devenue depuis plusieurs années la nouvelle marotte à la mode : crèche dans les mairies ou les conseils régionaux, repas différenciés à la cantine, port du voile par les parents d’élèves lors de sorties scolaires, place de la religion au sein de l’entreprise privée.
Sur ce point, le ministère du Travail a même estimé utile de diffuser un guide pratique du fait religieux dans les entreprises privées.
Largement commentées, ces deux décisions, toutefois, ne bouleversent pas en elle-même l’approche française du fait religieux en entreprise.
Le principe de neutralité consacré par la Cour de justice
Schématiquement, la question était de savoir s’il est possible pour une entreprise d’interdire le port du voile en entreprise. Selon la règle « plus vous discriminez, moins vous discriminez »[1], la Cour de justice valide un principe général de neutralité qui serait inscrit expressément dans le règlement intérieur d’une entreprise et qui s’appliquerait identiquement à toutes les convictions. Ce faisant, elle écarte l’existence d’une discrimination directe fondée sur la religion.
Néanmoins ce que valide la Cour de justice ne s’applique pas ipso facto en droit français. Contrairement à une idée répandue, le premier juge des normes européennes est la juridiction interne qui conserve une marge de manœuvre par son pouvoir d’interprétation.
Ceci étant précisé, ces décisions viennent, dans une certaine mesure, assoir le principe de neutralité introduit par la loi El Khomri du 8 août 2016 à l’article L. 1321-2-1 du Code du travail.
Pour autant, afin de justifier une telle mesure de neutralité, les entreprises devront avancer un objectif légitime, à savoir la poursuite d’une politique de neutralité vis-à-vis des clients, mis en œuvre par des mesures à la fois « nécessaires et appropriées ». La Cour de justice rappelle ainsi l’objectif de proportionnalité de la mesure, qui en tout état de cause ne peut s’appliquer à tous les salariés mais seulement à ceux en contact avec la clientèle : principe général de neutralité oui, principe absolu non !
Prudence est mère de sureté
Dans l’attente d’une prise de position claire par la Cour de cassation sur cette question, il convient de se montrer prudent quant à l’insertion d’un principe général de neutralité dans un règlement intérieur.
En effet jusqu’à présent, s’il a été admis que la relation avec la clientèle peut justifier des restrictions à la liberté de religion, il a été rappelé à de nombreuses reprises, qu’en soi, elle ne suffit pas à interdire le port d’un signe religieux.
On ajoutera que la Cour de justice met en exergue le fait que la clause de neutralité belge « validée » s’applique à tout type de croyance : religieuse, philosophique ou encore politique.
Il reste que ces deux décisions devraient entrainer une modulation de la jurisprudence française tout en mettant en place un contrôle de proportionnalité extrêmement strict.
Par ailleurs, la Cour de justice semble introduire l’idée d’un aménagement raisonnable de ce principe en énonçant que l’employeur doit, dans la mesure du possible, favoriser le reclassement du ou de la salariée, qui aurait enfreint la clause de neutralité, sur un poste qui ne serait pas au contact de la clientèle, en lieu et place d’un licenciement.
Enfin, on soulignera que la Cour européenne des droits de l’homme est moins tranchée en la matière. Elle a constaté, dans une affaire du 15 janvier 2013, qu’étaient en balance, d’une part, le désir d’une salariée de manifester sa foi par le port d’une croix et, d’autre part, le souhait de son employeur de véhiculer une certaine image de marque. Si ce dernier objectif était sans conteste légitime, la Cour EDH a tout de même conclu à la violation de l’article 9 relatif à la liberté de religion.
A n’en pas douter ces deux décisions, loin d’être un épilogue, sont l’incipit d’une nouvelle saga jurisprudentielle devant passer l’épreuve de la pratique.
Par Nicolas Chavrier, avocat associé, Fromont Briens et Léonie Chabaud, juriste, Fromont Briens
Longtemps attendues, les décisions rendues dans les affaires Achbita et Bougnaoui n’en finissent ainsi plus d’agiter les rédactions de presse de France et de Navarre. Ces deux affairent concernaient des salariées licenciées pour avoir refusé d’ôter leur voile.
Dans l’affaire belge (Achbita) la question était de savoir si une clause générale de neutralité devait être entendue comme discriminatoire au sens du droit de l’Union européenne.
Dans l’affaire française (Bougnaoui), la Cour de cassation demandait à la Cour de justice de l’Union européenne si le licenciement d’une salariée refusant d’ôter son voile pouvait être justifié en considération des souhaits d’un client de l’entreprise.
Dépassant le simple cadre juridique et touchant à des questions éminemment sociétales et politiques, ces deux décisions ont un écho particulièrement important en Europe. En effet, ce sont les deux seules décisions de la Cour de justice rendues en matière de discrimination religieuse à une époque où la gestion du fait religieux est devenue depuis plusieurs années la nouvelle marotte à la mode : crèche dans les mairies ou les conseils régionaux, repas différenciés à la cantine, port du voile par les parents d’élèves lors de sorties scolaires, place de la religion au sein de l’entreprise privée.
Sur ce point, le ministère du Travail a même estimé utile de diffuser un guide pratique du fait religieux dans les entreprises privées.
Largement commentées, ces deux décisions, toutefois, ne bouleversent pas en elle-même l’approche française du fait religieux en entreprise.
Le principe de neutralité consacré par la Cour de justice
Schématiquement, la question était de savoir s’il est possible pour une entreprise d’interdire le port du voile en entreprise. Selon la règle « plus vous discriminez, moins vous discriminez »[1], la Cour de justice valide un principe général de neutralité qui serait inscrit expressément dans le règlement intérieur d’une entreprise et qui s’appliquerait identiquement à toutes les convictions. Ce faisant, elle écarte l’existence d’une discrimination directe fondée sur la religion.
Néanmoins ce que valide la Cour de justice ne s’applique pas ipso facto en droit français. Contrairement à une idée répandue, le premier juge des normes européennes est la juridiction interne qui conserve une marge de manœuvre par son pouvoir d’interprétation.
Ceci étant précisé, ces décisions viennent, dans une certaine mesure, assoir le principe de neutralité introduit par la loi El Khomri du 8 août 2016 à l’article L. 1321-2-1 du Code du travail.
Pour autant, afin de justifier une telle mesure de neutralité, les entreprises devront avancer un objectif légitime, à savoir la poursuite d’une politique de neutralité vis-à-vis des clients, mis en œuvre par des mesures à la fois « nécessaires et appropriées ». La Cour de justice rappelle ainsi l’objectif de proportionnalité de la mesure, qui en tout état de cause ne peut s’appliquer à tous les salariés mais seulement à ceux en contact avec la clientèle : principe général de neutralité oui, principe absolu non !
Prudence est mère de sureté
Dans l’attente d’une prise de position claire par la Cour de cassation sur cette question, il convient de se montrer prudent quant à l’insertion d’un principe général de neutralité dans un règlement intérieur.
En effet jusqu’à présent, s’il a été admis que la relation avec la clientèle peut justifier des restrictions à la liberté de religion, il a été rappelé à de nombreuses reprises, qu’en soi, elle ne suffit pas à interdire le port d’un signe religieux.
On ajoutera que la Cour de justice met en exergue le fait que la clause de neutralité belge « validée » s’applique à tout type de croyance : religieuse, philosophique ou encore politique.
Il reste que ces deux décisions devraient entrainer une modulation de la jurisprudence française tout en mettant en place un contrôle de proportionnalité extrêmement strict.
Par ailleurs, la Cour de justice semble introduire l’idée d’un aménagement raisonnable de ce principe en énonçant que l’employeur doit, dans la mesure du possible, favoriser le reclassement du ou de la salariée, qui aurait enfreint la clause de neutralité, sur un poste qui ne serait pas au contact de la clientèle, en lieu et place d’un licenciement.
Enfin, on soulignera que la Cour européenne des droits de l’homme est moins tranchée en la matière. Elle a constaté, dans une affaire du 15 janvier 2013, qu’étaient en balance, d’une part, le désir d’une salariée de manifester sa foi par le port d’une croix et, d’autre part, le souhait de son employeur de véhiculer une certaine image de marque. Si ce dernier objectif était sans conteste légitime, la Cour EDH a tout de même conclu à la violation de l’article 9 relatif à la liberté de religion.
A n’en pas douter ces deux décisions, loin d’être un épilogue, sont l’incipit d’une nouvelle saga jurisprudentielle devant passer l’épreuve de la pratique.
Par Nicolas Chavrier, avocat associé, Fromont Briens et Léonie Chabaud, juriste, Fromont Briens
[1] Expression empruntée aux Professeurs Stéphanie Hennette Vauchez et Cyril Wolmark, Plus vous discriminez, moins vous discriminez À propos des conclusions de l’avocate générale dans l’affaire sur le port du voile au travail, CJUE, Achbita, aff. C. 157-15, Semaine Sociale Lamy, Nº 1728, 20 juin 2016
Source : Actualités du droit